Il Giornale della necropoli
Thomas Hauert crée en 2010 une pièce pour la prestigieuse compagnie de ballet installée à l’Opéra de Zurich. Le chorégraphe a choisi de travailler avec douze danseur.euse.s du ballet sur une musique de Salvatore Sciarrino, Il Giornale della necropoli (2000). Il a fait appel au célèbre artiste belge Michaël Borremans. Pour Hauert, le spectacle Il Giornale della necropoli doit être vu comme la rencontre entre trois éléments d’égale importance: la danse, la musique et l’art visuel. Une rencontre aux tonalités délicates, suggestives et sombres.
Construite sur des principes de micro-variations de structures sonores, la musique de Salvatore Sciarrino est intimiste, concentrée et raffinée. De sa pièce pour 69 musicien.ne.s et accordéon solo Il Giornale della necropoli, écrite en 1999-2000, le compositeur italien a écrit qu’elle offre une possible métaphore : « Depuis les sommets de nos gratte-ciel, le malaise s’immisce en nous. Nous ne sommes pas tous prêts à l’accepter, mais, assurément, la Cité des Morts, c’est nous. » Pour Sciarrino, cette musique est une méditation sur le transitoire et, au-delà, sur le fait même d’être humain. « Tout connaît une fin. C’est à la fois terrifiant et libérateur. Car, en même temps que les illusions, les honneurs et les mensonges, les impositions de la société disparaissent également. (…) Penser au monde depuis la perspective du futur implique aussi d’avoir le pressentiment de son déclin ; les villes vont apparaître et s’évaporer dans le désert. En bref, une variété telle d’inconnues qu’elle brime l’enthousiasme. Et pourtant, le changement est l’essence de la vie : pourquoi tenter de s’y opposer ? Pourquoi se figer de peur ? Ceux qui résistent le changement se dénient le vrai plaisir de la vie. »
Malgré l’ampleur de sa formation orchestrale, explique Thomas Hauert, Il Giornale della necropoli est une musique extrêmement ténue, transpercée de soudaines explosions. Elle semble scandée par une pulsation régulière, comme des gouttes de pluie ou les aiguilles d’une montre. Pourtant, elle ne donne pas l’impression d’avancer ; elle fait ressentir un temps comme suspendu. Comme si le mouvement possible était étouffé, entravé : une tension entre ce qui est et ce qui pourrait être.
Chez Borremans également, on retrouve quelque chose d’inachevé, en devenir, arrêté. Jouant de modulations d’une gamme chromatique volontairement réduite, comme patinée, ses dessins énigmatiques semblent flotter entre passé, présent et futur. Son art, a-t-on écrit, incarne le temps. Pleines de sous-entendus, ses œuvres portent un malaise sourd, mais sont à la fois étrangement paisibles. La distinction s’y estompe entre réalité et imagination, animé et inanimé, vivant et mort – ici aussi, on pourrait parler d’humains morts-vivants. L’homme y apparaît souvent à une échelle minuscule, comme écrasé. Sans logique apparente, ces œuvres acquièrent une dimension universelle, semblant faire ressentir l’incapacité d’agir en tant qu’individu sur un monde complexe. Elles confrontent le spectateur aux « illusions historiques » qui constituent la base de la société actuelle et à l’indifférence du monde qui nous entoure.
Au fil de leurs conversations, Thomas Hauert et Michaël Borremans ont décidé d’utiliser un dessin existant, qui sera projeté en toile de fond du spectacle. Mais plutôt que de proposer une image statique, la projection se déplacera très lentement sur le dessin, dirigeant l’œil du.de la spectateur.rice presque imperceptiblement sur tel ou tel détail. Nombre de dessins de Borremans, en particulier celui choisi par Hauert, apparaissent comme l’esquisse d’un projet à réaliser. « Des images futuristes dans le passé. » En fait, l’artiste dit considérer ses dessins comme des propositions d’interventions ou d’installations dans l’espace public : des études préliminaires qui n’atteindront toutefois jamais de « véritable » réalité. Le décor d’Il Giornale della necropoli apparaît plutôt comme une esquisse de décor, un projet à jamais suspendu dans le temps, tout comme l’est la musique de Salvatore Sciarrino.
Si Hauert a choisi de confronter son travail chorégraphique aux œuvres de Sciarrino et Borremans, c’est parce que chez l’un comme chez l’autre, il retrouve un langage artistique fragmenté, sans développement linéaire, qui communique de façon ambiguë en laissant une grande place à la liberté du.de la spectateur.rice. Leur art n’explique rien mais donne à ressentir. A la fois accessible et d’une très grande profondeur, il est comme un voyage qui nous confronte à nous-mêmes. C’est, explique Thomas Hauert, ce qui l’attire dans ces œuvres, ce qui stimule son imaginaire et ses sensations. Et, ressent-il, cela rejoint aussi sa propre façon de créer et de s’exprimer par le mouvement.
Les créations de Hauert sont caractérisées par la richesse de leur vocabulaire et de leur composition chorégraphiques, qui s’appuient sur les infinies possibilités du corps humain plutôt que sur des systèmes esthétiques préétablis. Travaillant ici avec des danseur.euse.s virtuoses du ballet de Zurich, il n’entend toutefois pas gommer le vocabulaire classique inscrit dans leur corps, mais désire au contraire l’utiliser, tout en les tirant aussi dans des directions inhabituelles, voire inconfortables, pour elleux. A l’instar de la musique de Sciarrino, il imagine la chorégraphie comme vestigiale, davantage des suggestions de mouvement à imaginer, pressentir, compléter par les spectateur.rice.s. Une chorégraphie retenue, au flux discontinu. Une chorégraphie dont, confie-t-il, l’élément le plus dynamique pourrait siéger dans le regard des spectateur.rice.s plutôt que dans le corps des danseur.euse.s.
Concept, direction & chorégraphie Thomas Hauert
Musique Salvatore Sciarrino, Il Giornale della necropoli
Direction musicale Zsolt Hamar
Orchestre Zurich Opera
Danseurs Zurich Ballet
Sénographie Michaël Borremans
Lumière Jan Van Gijsel
Costumes OWN
Production Zurich Ballet