Plus qu’une succession d’œuvres individuelles ou la construction d’un corpus d’œuvres, la trajectoire de ZOO poursuit une vision, celle d’une expérience collective, résolument physique, ludique et sincère. Reposant sur une confiance, un respect et une complicité construite dans la durée et dans la profondeur, ce groupe d’artistes a développé un environnement créatif singulier basé sur la continuité qui se développe et mûrit au fil des créations. En plus d’un projet artistique pluraliste ZOO défend et vit une organisation horizontale. Même si Thomas Hauert a un rôle d’initiateur et de directeur, les processus de travail et de décisions sont le plus souvent collectifs. Autant dans les processus artistiques qu’organisationnels la conviction que la diversité des perspectives, de capacités, d’expériences offre une complexité et une richesse précieuse, met en œuvre la créativité de chaque collaborateur·rice, multiplie les ressources et dynamise les potentiels qui seraient inimaginables pour un seul esprit. Le respect pour chaque individu et la responsabilité partagée sont des principes fondateurs pour le fonctionnement de ZOO et contribuent profondément à sa durabilité.

« Ma fascination pour la danse a beaucoup à voir avec ses aspects sensuels, avec la sensation de la danse/du mouvement dans le corps et ce que l’on peut ressentir en la regardant. Une importante partie de mes processus créatifs et en extension la méthodologie de mon enseignement est le résultat de mon désir d’explorer et maximiser les possibilités créatives du corps en mouvement et en interaction – avec d’autres corps, avec des forces intérieures et extérieures, avec la musique – et d’aller au-delà des habitudes qui y sont inscrites. C’est une approche très concrète où la matière émerge directement de nos corps confrontés aux forces et à l’espace. Une dramaturgie abstraite et expressive à la fois s’y déploie qui est plus proche de la composition musicale que de la narration théâtrale. Le public est emmené à un voyage sensoriel et émotionnel qui engage autant l’inconscient que l’esprit analytique ». (Thomas Hauert)

Champ chorégraphique

ZOO est largement reconnu pour sa contribution originale à un travail d’essence chorégraphique. Il se développe d’abord à partir d’une recherche sur le mouvement. A l’incitation de Hauert, les danseur·euse·s explorent la plus grande diversité de formes, de rythmes, de qualités, d’interactions avec l’espace et avec les forces extérieures. Une des principales méthodes utilisées pour ouvrir les possibilités de mouvement est l’improvisation, perçue comme un moyen de libérer le potentiel du corps des limites de l’esprit. Non une improvisation totalement libre, car un corps sans contrainte tendrait à emprunter les chemins les plus confortables, mais une improvisation dirigée, une improvisation dans laquelle des tâches, des règles, des forces sont imposées pour bousculer les conditionnements des danseur·euse·s. L’improvisation permet de réaliser des mouvements complexes qui impliquent tellement de facteurs qu’il serait impossible de les répéter ou de les écrire.

Dépassant l’échelon individuel, ZOO développe aussi un travail sur le groupe, sur le « corps » composé par l’ensemble des danseur·euse·s – on pourrait dire « le corps social ». Si l’exploration du corps individuel tend vers l’expression de la diversité, le travail sur le groupe tend vers la cohésion, la communication, le lien. Les corps des danseur·euse·s sont coordonnés par des principes d’organisation flexibles et réactifs, privilégiant un ordre garanti par la confiance que chaque danseur·euse place en les autres plutôt que par l’autorité individuelle. L’idée de confiance, centrale dans le projet chorégraphique, se traduit aussi dans la structure et le processus de travail de la compagnie : ZOO est une compagnie où chaque danseur·euse apporte sa propre créativité au groupe, où chaqu’un·e est libre mais aussi responsable.

Dans les spectacles de ZOO, la danse a peu de dimension narrative ou figurative. Pourtant, les spectateur·rice·s ne la ressentent pas comme abstraite. C’est que si elle n’illustre rien, elle propose un modèle qui est, lui, potentiellement riche de sens. Le projet artistique apparaît comme une micro- utopie, une vision alternative de l’homme, du pouvoir et de la société.

Improvisation

Thomas Hauert ne conçoit pas l’improvisation comme un outil au service de l’auto-expression mais bien comme un outil au service de la création et de la composition du mouvement. Elle permet de développer des danses complexes qui se créent entre les corps au moment de l’exécution. Il s’agit donc d’une improvisation dirigée à l’intérieur de laquelle des tâches, des règles, des contraintes, des forces sont imposées. L’objectif est de bousculer les conditionnements du corps pour faire advenir l’inattendu, mais aussi d’unifier le groupe autour d’une série d’objectifs partagés.

En vérité, l’improvisation se retrouve dans l’œuvre d’une majorité de chorégraphes sous une forme ou sous une autre. Sans compter que même l’exécution d’une pièce « écrite » ne consiste pas en la reproduction mécanique de mouvements préexistants mais plutôt en leur « re-création » à travers la mémoire kinesthésique et l’incorporation d’indications verbales. De son côté, reposant sur une longue et intense période de recherche, de «répétition» et d’entraînement, la création du mouvement sur scène telle que la propose ZOO fait également appel à la mémoire kinesthésique, qui a développé une certaine connaissance des solutions appropriées à tel ou tel problème ou situation. Entre l’écriture et l’improvisation, il existe un continuum plutôt qu’une opposition tranchée…

Mais si Thomas Hauert insiste particulièrement sur l’improvisation, c’est qu’elle participe de façon fondamentale à la signification de son œuvre et au mode de communication avec la·le spectateur·rice qu’il désire créer. L’improvisation pousse les danseur·euse·s à se concentrer entièrement sur leur propre corps, leurs actions et sur celui et celles des autres danseur·euse·s. Pour la·le spectateur·rice, l’appréhension de cette concentration contribue à renvoyer le mouvement à sa propre physicalité.

Davantage qu’à la connaissance explicite, l’improvisation fait appel à l’intuition, définie comme une faculté neurophysiologique susceptible d’être développée par l’expérience. Les systèmes physiques, « incorporés », inhérents à la danse font appel à des aptitudes cognitives indépendantes des systèmes plus nettement représentationnels. Nombre des processus à l’œuvre dans la conception, l’exécution mais aussi l’appréciation de mouvements complexes restent inarticulables et inconscients. En mettant l’accent sur l’improvisation, Thomas Hauert invite les spectateur·rice·s à aiguiser ces aptitudes cognitives kinesthésiques pour vivre d’abord la danse de façon active au sein de leur corps même. Lae spectateur·rice peut alors se projeter dans la danse pour la percevoir, non comme un ensemble de formes et d’images, mais comme une action fluide créée instantanément par un groupe solidaire de corps-sujets plutôt que de corps-objets.

Dans les spectacles de ZOO, les danseur·euse·s sont présenté·e·s comme des êtres humains – des praticien·ne·s du mouvement – plutôt que comme des symboles d’une expérience universelle. Bien que les danseur·euse·s ne se livrent pas à une exposition volontaire du sentiment à travers leur corps, iels restent toujours des sujets. Parce que le « moi » des danseur·euse·s n’est pas absorbé par l’autoreprésentation, mais participe entièrement à l’activité qui prend place, il crée une ouverture par laquelle il peut être aperçu.

Au niveau réflexif, les spectateur·rice·s peuvent ensuite relier au monde ce mode de création et de composition du mouvement pour lui donner du sens. L’équilibre particulier que la danse manifeste entre le savoir et l’intelligence du corps et ceux de l’esprit, entre la liberté et la contrainte, entre l’individu et le groupe, entre l’ordre et le chaos sont susceptibles de référer par analogie à des expériences du monde extérieur. Les spectateur·rice·s des pièces de ZOO sont souvent touché·e·s par la combinaison étrange entre l’expérience kinesthésique, essentiellement intuitive, qu’iels vivent, et la reconnaissance énigmatique d’un modèle humain utopique.

L’art chorégraphique a ceci de particulier que son médium formel ne peut être abstrait du médium même par lequel l’humain fait l’expérience de soi-même. La subjectivité est toujours incarnée. Les philosophes des Lumières ont souvent fait remarquer que la liberté de mouvement forme le fondement même de la liberté politique. Chorégraphier le mouvement invoque donc toujours de telles notions. Les codes chorégraphiques observables dans les spectacles de ZOO, en particulier l’improvisation et l’auto-organisation du groupe, signifient une éthique sociale et politique, exprimée non sur un mode métaphorique mais réflexif, par la matérialité et la physicalité mêmes des relations entre les danseurs.

Musique

Les questionnements présents dans le travail chorégraphique s’expriment parfois aussi à travers d’autres médiums scéniques, comme le texte, le jeu théâtral ou la chanson. La musique, en particulier, joue un rôle essentiel dans l’œuvre de ZOO, tant comme génératrice de mouvement que comme principe organisateur du groupe. Depuis Cows in Space, Hauert a exploré un ensemble riche et original de rapports spécifiques entre la danse et la musique. Plusieurs collaborations avec des musicien·ne·s, compositeur·rice·s et ingénieur·e·s du son ainsi qu’avec l’IRCAM (Institut de recherche et coordination acoustique/musique, Paris). Pour Jetzt, les timings et les qualités sonores inattendus du jeu de piano de Thelonious Monk inspirent une danse d’interactions inattendues avec la gravité. Plusieurs pièces contiennent des chansons originales écrites et chantées par les interprètes. Dans Accords, les danseur·euse·s incorporent des partitions musicales en jouant de leurs corps comme d’instruments, restant synchrones par biais visuel. La musique, alors inaudible pour le public structure et coordonne les mouvements par un réseau complexe d’actions et de réactions individuelles et supra-individuelles. Dans inaudible les danseur·euse·s essayent de faire apparaitre chaque note d’un concerto pour piano et orchestre dans un seul corps. D’autres pièces se servent de la musique comme élément de composition dramaturgique.

Historique

Après une expérience comme danseur auprès d’Anne Teresa De Keersmaeker, Pierre Droulers, David Zambrano et Gonnie Heggen, le Suisse Thomas Hauert initie en 1997 un premier projet personnel et invite quatre danseur·euse·s et amies – Mark Lorimer, Sarah Ludi, Mat Voorter et Samantha van Wissen, à créer Cows in Space. Le succès est immédiat : couronné aux Rencontres chorégraphiques de Seine-Saint-Denis (Bagnolet), le spectacle sera présenté sur de nombreuses scènes internationales.

« Une première chorégraphie, offerte en toute décontraction, et c’est déjà l’enchantement. (…) Avec Cows in Space, Thomas Hauert et sa toute fraîche compagnie ZOO ont montré (…) que la danse abstraite peut être une fête et transmettre de formidables émotions ». (Le Temps, 1998)

Cette première production ouvre la voie à une expérience artistique qui se développe jusqu’à aujourd’hui. D’un livre animalier utilisé par les danseur·euse·s en studio, a émergé le nom de la compagnie ZOO. Ce choix suggère la vision que nous sommes une espèce animale parmi tant d’autres.

Le même quintet fondateur crée Pop-Up Songbook (1999), Jetzt (2000) et Verosimile (2002). En 2001, Thomas Hauert présente son solo Do You Believe in Gravity ? Do You Trust the Pilot ? En 2003, pour la production intitulée 5, les cinq danseur·euse·s de ZOO produisent chacun·e une pièce. L’équipe artistique est ensuite rejointe par Martin Kilvady et Chrysa Parkinson. Iels participent aux productions suivantes de ZOO : Modify (2004), More or Less Sad Songs (2005), Walking Oscar (2006). Zoë Poluch rejoint l’ensemble en 2007 pour Puzzled (2007) et Accords (2008). Pendant cette période, ZOO débute des collaborations qui se développeront sur le long terme avec les scénographes et créateurs lumière Simon Siegmann et Jan Van Gijsel, les musicien·ne·s et compositeur·ice·s Bart Aga, Peter van Hoesen et Léa Petra ainsi que les stylistes Thierry Rondenet et Hervé Yvrenogeau (OWN). Liz Kinoshita, Fabian Barba, Gabriel Schenker et Albert Quesada rejoignent la compagnie en 2010, puis Federica Porello, en 2017. Une nouvelle équipe artistique et technique rejoint le projet : le créateur lumière Bert Van Dijck, le créateur son Bart Celis, les designers textile et scénographes Chevalier-Masson. ZOO crée You’ve Changed (2010), Mono (2013), le solo de Thomas Hauert (sweet) (bitter) (2015), inaudible (2016), How to Proceed (2018), If Only (2020) et Efeu (2022).

Travail récent

Les trois dernières pièces que la compagnie a créées forment une sorte de triptyque où le moteur du mouvement provient des états émotionnels que nous procure l’état du monde actuel. Même si le contexte – crises généralisées et préoccupations existentielles – est similaire dans les trois pièces, l’esprit, la dramaturgie et le matériel qui en découlent sont extrêmement contrastés. Dans How to Proceed (2018) : la colère, l’agitation, la force, voire la violence, le changement permanent mais aussi l’humour, la diversité des formes et des regards et le divertissement proposent une présence active en interaction avec le public. La scénographie est constamment et délibérément transformée. Dans If Only (2020) : la résignation, la monotonie, la léthargie, la tristesse insufflent un niveau d’énergie constamment bas, sans évolution, dans un état de sérieux marqué, de présence « absente » et sans aucune adresse au public. Des courtes séquences de petits mouvements épars émergent de l’immobilité. La scénographie est agencée par les danseur·euse·s quasi involontairement, malgré elles/eux. Et enfin pour Efeu (2022) l’état du monde tourmenté est transcendé en quelque sorte pour nous plonger dans le rapport physique entre la vie et la terre. Poussé-e-s peut-être par le besoin de se rappeler que l’être humain fait partie de la nature.

“Son invention proliférante fait plus que muscler l’imagination : elle met au jour un nouveau vocabulaire gestuel, bouscule la syntaxe, peaufine des règles de grammaire inédites pour aboutir à une langue singulièrement vive ». (Rosita Boisseau, Le Monde)